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« Puissances de l'imagination »

(voie d'accès choisie: le pouvoir de l'imaginaire - Perspectives par Joseph Llapasset)

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Cervantès, Don Quichotte (début) 

Sur le chapitre premier. L'imagination et l'institution

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=> L'imagination et l'institution (pages 58 à 61)

Le plus grand des fous n'est-il pas celui qui, se prenant pour le créateur, institue symboliquement en s'imaginant que la dénomination suffit à faire paraître une réalité en accord avec ce qu'il imagine? Donner un nom, en effet, c'est instituer un ordre imaginaire, hiérarchique, en se prenant pour un dieu organisateur, un démiurge. On a pu dire que le pouvoir de l'imagination était celui d'un démiurge.

Tant que la perception résiste à l'imaginaire, dans le choix du statut et du nom de la rosse force est de faire quelques concessions à la réalité (Don Quichotte s'appelait Quichada et rossinante présente l'aspect d'une rosse). Mais lorsque l'objet est absent, l'imagination se déchaîne et ne retient plus comme rapport à la réalité qu'un quelconque nom de village (Dulcinée du Toboso).

=> Si un chevalier errant est d'abord celui peut assurer l'armement à cheval, Don Quichotte, pour mettre son projet à exécution se doit de posséder un armement et un cheval qui convienne au chevalier qu'il veut devenir. La perception, il est vrai, ne révèle rien de semblable si on considère la réalité des armes rouillées et celle du cheval, une rosse efflanquée qu'aucun traitement réel ne saurait améliorer effectivement.

Seul le pouvoir de l'imagination qui tient radicalement au symbolisme de la dénomination, saura restaurer tout ce qui ne peut être restauré.
Pour ce qui est des armes, et en particulier de l'armure, il est possible de les restaurer, de leur donner une belle apparences: tout doit briller, refléter la lumière, éblouir, impressionner, donner à imaginer la valeur de celui qui les porte. L'arme est symbole.
Ce qui peut être réparé est réparé, restauré dans l'état premier, autant que faire se peut.

C'est plus difficile pour ce qui manque, on va devoir se contenter d'une apparence, d'un reflet, d'une image. Le heaume, ce grand casque qui revêtait la tête et le visage des chevaliers et qui terrorisait les simples, sera fabriqué d'abord avec du carton. Comme il ne supporte pas l'épreuve de l'épée, on renforcera le tout avec des tiges de fer. Ainsi l'image ne garde qu'une lointaine ressemblance avec ce dont elle est le reflet. Mais cela n'arrête pas Don Quichotte, l'imaginaire peut très bien être représenté par un objet imaginaire, comme dans les jeux d'enfants, par le jeu d'une institution.

Ajoutons que le heaume c'est aussi ce qui masque la réalité du visage, donne à imaginer la noblesse; dans le blason, le heaume souligne la noblesse du chevalier.
Si les armes sont restaurées ou remplacées par une image, la tâche est impossible pour la rosse: un traitement symbolique peut, aux yeux du personnage, l'améliorer. En lui donnant un nom éclatant, le gentilhomme compte sur le pouvoir de l'imaginaire pour transformer la rosse en rossinante, comme, dans l'ancien temps le maître commençait par donner un autre prénom que le sien à la domestique, "la criada" qu'il engageait. Rossinante garde quelque chose de la rosse, c'est donc toujours le cheval, mais le nouveau nom l'ouvre à un avenir de gloire, celle que son cavalier va conquérir. Son nom ne sonne-t-il pas comme la trompette au début d'un tournoi. 

Ainsi lancé dans  les artifices de la dénomination, le gentilhomme peut maintenant transformer son nom (Quichada) comme il a transformé l'armure et le cheval. C'est d'autant plus légitime qu'il répond maintenant à la définition du chevalier alors que l'ancien nom ne répondait pas à cette définition.
Don Quichotte, comme Rossinante, ces deux noms gardent un rapport à la réalité de l'ancien nom, mais le transfigure en fonction de la conversion du gentilhomme et de la rosse.

=> On notera l'intervention du médiateur et modèle: Amadis de Gaule,  cela nous permet de comprendre le complément du nom, Don Quichotte de la Manche. S'imaginer par ce choix honorer la Manche, c'est s'inscrire dans l'être comme si la gloire pouvait s'étendre dans le temps au point de  rejaillir sur une région.
Qu'est-ce qui peut bien manquer à Don Quichotte pour devenir le chevalier qu'il rêve d'être? Les armes brillent, le heaume est bien là pour l'imagination, le cheval aussi pour peu qu'on ferme les yeux et qu'on ouvre les oreilles à son nom éclatant.

Et l'amour? Comme dans l'amour courtois, il est bon que la belle soit quelque peu inaccessible. Il choisit donc une belle qui lui a refusé ses faveurs et qui ne s'est même pas rendue compte qu'il la regardait ; là encore il procède à la dénomination sonore, Dulcinée doit évidemment être douce dans la réalité. Il lui enlève donc son nom et lui en donne un tout autre, contrairement à "Rossinante" et "Don Quichotte" qui gardaient un lien avec la réalité. Il s'oriente alors vers l'imaginaire sans mélange de quoi que ce soit de réel. C'est d'autant plus facile qu'il ne l'aperçoit pas: c'est le pur fruit de ses songes. 

Dans les trois cas, il s'est détourné du monde extérieur pour se tourner vers le monde intérieur et en être le musicien: les trois noms sont harmonieux à son oreille par le jeu des consonnes et des voyelles, l'union des contraires. Chaque nom lui paraît singulier, n'ayant rien à voir avec la vulgarité des noms populaires; significatifs dans la mesure où ils portent un sens radicalement imaginaire dont il est le maître. 

Jusqu'à sa désillusion, Don Quichotte sera fidèle à ce choix et refusera de voir la vulgarité des êtres, des bâtiments qu'il rencontre sur son chemin. Plus on l'avertira et plus il demandera à la puissance de l'imagination de le sauver. La vraie vie est ailleurs.

Vers Sur le chapitre second: .Page 1. Puissances de l'imagination: l'institution, l'ordre et l'imaginaire