=> Puissance
de compréhension et d'incompréhension (pages
62 à 67)
La
puissance de l'imagination c'est d'abord sa faculté d'irréalisation
qui lui permet d'étendre la mesure du possible en représentant
comme réalisable ce qui ne l'est pas aux yeux du bon sens:
l'intelligence dit par quel moyen, la raison écarte le
contradictoire alors que l'imagination dit "pourquoi pas,
tout est possible: à coeur vaillant rien d'impossible!"
Que l'on considère que Don Quichotte ne manque pas de
vaillance.
Mais
c'est aussi de créer, par son corrélat noématique
l'imaginaire, un ordre ou culture Autre, qui
permet aux membres de l'ordre, à ceux qui en acceptent les règles,
de se comprendre entre eux en imaginant ce que l'autre poursuit,
en se mettant à sa place, grâce au plan de relations institué
par des significations symboliques au fondement même de l'ordre
auquel le membre appartient. Cet ordre, cette culture particulière
d'abord fermée sur elle même, cette possibilité de se
comprendre, engendre un problème, qui semble insoluble:
comment ce qui est fermé sur soi peut-il s'ouvrir à ce qui
n'est pas lui, à cet univers imaginaire auquel il n'a pas accès.
Don
Quichotte est ce marginal dont l'imagination,nourrie d'une
culture passée, se heurte à l'ordre social de son époque, au
nom d'un imaginaire auquel il s'est identifié, auquel il s'est
aliéné par ses lectures des romans de chevalerie et ses rêveries
romantiques.
Il
est donc livré:
- soit à une certaine compréhension de ceux qui auront lu
quelques romans de chevalerie (c'est ainsi que l'hôtelier le
comprend et lui répond, à la page 65: "Votre sommeil
toujours veillé". Voir aussi au chapitre XXXII, page 369
et suivantes)
- soit,
il est livré à une incompréhension rieuse de ceux qu'il
rencontre, tempérée par la pitié pour son animalité d'être
sensible qui souffre de la fatigue, de la faim et de la soif.
Ainsi le marginal est celui qui s'avance en marge du contexte,
nourrit d'un imaginaire du passé ou d'un imaginaire orienté
vers un nouvel ordre, toujours en opposition et décalé par
rapport au monde qu'il rencontre. En ce sens, Don Quichotte est
donc ce marginal qui anticipe la merveilleuse histoire par
laquelle un sage saura faire le récit de la route qu'il va
tracer, des prodiges qu'il va accomplir. Or qu'est-ce que le
prodige, sinon le miracle de l'imaginaire.
Le
merveilleux n'est-il pas ce qu'accomplissent les conquérant de
l'impossible qui tracent cependant un chemin imaginaire vers ce
qui doit être et qui bousculent l'époque pour la rappeler aux
vraies valeurs.
=>
Cervantès,
avec la simplicité d'un grand classique, suggère des chemins
entre les diverses sociétés et les diverses cultures. Si
chacun érige son ordre imaginaire en critère universel, il
exclut et s'exclut: aucun dialogue ne peut s'instaurer dans
l'intériorité de la pensée comme dans les échanges verbaux
avec autrui. Comment communiquer si dans chacun l'imaginaire a
toujours déjà parlé? Comment chercher la vérité dans un
dialogue si on ne se réfère pas au même ordre symbolique et
si on croit posséder une vérité imaginaire. La lecture,
fortement réhabilitée au chapitre XXXII, page 369, la tolérance,
la pitié, le respect du fou irresponsable et des illuminations
qui l'animent. La vraie vie est ailleurs, le marginal vient nous
le rappeler: à défaut ce sont quelques lectures qu'un
auditoire humble et modeste vient écouter pour se livrer entièrement
au plaisir singulier de la rêverie.
"On se met à plus de trente autour de lui, et on l'écoute
avec tant de plaisir qu'on oublie tous nos soucis. J'avoue ...
que je resterais à écouter ces histoires la nuit et le jour."
(page 359)
=>
Voilà
que Don Quichotte imagine non seulement la copie qui sera écrite
selon son ordre, mais se met à l'apprécier, se situant ainsi
doublement dans la marge, et dans la position de celui qui
s'apprécie lui même, en s'attribuant tout le mérite de
l'oeuvre. Le fou n'est-il pas celui qui se prend pour seul critère
et refuse la balance intérieure de l'esprit, le doute sur soi
qui le sauverait et les nombreuses objections qu'autrui est
toujours prêt à lui adresser en le rappelant à la réalité
de ce qu'il perçoit.
> Les
puissances de l'imagination
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