"L'
inconscient est donc une manière de donner dignité à son propre
corps; de le traiter rumine un semblable, comme un esclave reçu
en héritage et dont il faut s'arranger. "L'
inconscient est donc une manière de donner dignité à son propre
corps; de le traiter comme un semblable, comme un esclave reçu en
héritage et dont il faut s'arranger. L'inconscient est une méprise
sur le Moi, c'est une idolâtrie du corps. On a peur de son
inconscient; là se trouve logée la faute capitale. Un autre Moi
me conduit qui me connaît et
que je connais mal. L'hérédité est un fantôme du même genre.
«Voilà mon père qui se réveille; voilà celui qui me conduit.
Je suis par lui possédé». Tel
est le texte des affreux remords de l'enfance; de l'enfance, qui
ne peut porter ce fardeau; de l'enfance, qui ne peut jurer ni
promettre; de l'enfance, qui n'a pas foi en soi, mais au contraire
terreur de soi. On s'amuse à faire le fou. Tel est ce jeu dans
dangereux. On voit que toute l'erreur ici consiste à gonfler un
terme technique, qui n'est qu'un genre de folie. La vertu de
l'enfance est une simplicité qui fuit de telles pensées, qui se
fie à l'ange gardien, à l'esprit du père; le génie de
l'enfance, c'est de se fier à l'esprit du père par une piété rétrospective,
«Qu'aurait-il fait le père? Qu'aurait-il dit?» Telle est la prière
de l'enfance. Encore faut-il apprendre à ne pas trop croire à
cette hérédité, qui est un type d'idée creuse; c'est croire
qu'une même vie va recommencer. Au
contraire, vertu, c'est se dépouiller de cette vie prétendue,
c'est partir de zéro. «Rien ne m'engage»; «Rien ne me
force». «Je pense donc je suis.» Cette démarche
est un recommencement. Je veux ce que je pense, et rien de plus.
La plus ancienne forme d'idolâtrie, nous la tenons ici; c'est le
culte de l'ancêtre, mais non purifié par l'amour. «Ce
qu'il méritait d'être, moi je le serai». Telle est la piété
filiale.
En somme, il n'y a pas d'inconvénient à employer couramment le
terme d'inconscient; c'est un abrégé du mécanisme. Mais, si on
le grossit, alors commence l'erreur; et, bien pis, c'est une
faute."
Alain, Éléments de philosophie, II, XVI
|
Explication
à partir des concepts:
Que
l'opinion idolâtre le corps, lui donne une excessive
dignité ne doit pas nous étonner si nous considérons que l'opinion
fait du corps un instrument de médiation vers la vérité puisque
l'opinion croit ce qu'elle voit et ce qu'elle entend sans exercer le
doute de l'esprit. Elle affirme par exemple: "J'ai vu Pierre, alors
je le connais", comme si la connaissance était donnée par les
sens, comme si le sensible n'était pas une ombre, celle que regarde les
prisonniers de la caverne (=> Platon).
Or, quand un organe fonctionne bien, ce fonctionnement s'effectue en moi
sans que je m'en aperçoive. Il y a une vérité dans toute opinion:
pour Alain, c'est que l'inconscient se réduit au corps et à son
fonctionnement habituel.
Mais,
dans la confusion la plus totale, par une sorte de projection animiste,
l'opinion enfle l'inconscient, le gonfle comme une
baudruche et imagine un Inconscient qui penserait, qui voudrait, qui
connaîtrait chacun mieux que le je veux et le je pense qui
ne seraient qu'une simple partie du psychisme.
Ainsi, l'erreur apparaît avec le mélange de l'imagination et de la
perception: elle consiste à transfigurer le corps en psychisme, ce qui
est effectivement une manière de lui donner une dignité effrayante et
écrasante, celle d'un maître ou d'un père tutélaire, qui, comme Dieu
surveillerait le moi. La réflexion pourtant montrerait que le corps
n'est qu'un sac dans lequel se déroule un mécanisme aveugle, celui du
déterminisme. (=> Descartes)
Mais, l'imagination ne peut s'empêcher de transfigurer le corps, ce
corps objet qui peut se voir, se constater, cet abrégé du mécanisme
en simple reflet d'une divinité, l'inconscient, cette divinité étant
celle qui mène le jeu, comme si le corps était possédé. Il y aurait
un autre moi, tapi, latent, menaçant qui conduirait effectivement le
moi réel sur des chemins qui ne sont pas les siens, sur les chemins
d'un ancêtre, d'où la métaphore que file Alain avec l'hérédité.
L'intériorisation des interdits parentaux auraient installé en nous
une instance menaçant notre je pense et notre je veux en nous
enjoignant d'y renoncer.
La faute c'est de renoncer à sa liberté et à la responsabilité qui
en découle. C'est une faute capitale car elle frappe
à la tête la liberté et la dignité, en faisant disparaître
l'essence de la morale. On cherche à échapper à ce qui incombe au
moi, au meilleur de lui même, à ses actions qui lui ressemblent car
elles ne sont que son devoir, ce que la raison pratique commande
absolument (=> Kant). La faute est donc bien "capitale" car
elle entraîne la peine de mort du sujet: en renonçant à sa liberté,
le sujet meurt à toute vie humaine, à toute entreprise qui serait
sienne
|